Lycée du Haut-Barr

- 67700 Saverne -

Remarquablement interprétée par la comédienne Anne Consigny et le musicien Christophe Disco Minck, grâce à la magnifique mise en scène de Pierre Pradinas : une soirée exceptionnelle !   Etude philosophique pour les THLP, 1HLP et TG2.

Photo 1 : Nos élèves ne savaient pas en entrant dans l’Espace Rohan avec leurs enseignantes Edwige Lanères et Claire Le Van, en présence du maire Stéphane Leyenberger, qu’ils seraient ce soir-là invités à entrer dans les méandres intérieurs d’une femme passionnément jalouse.


Contrairement à ce que pourrait suggérer le titre de l’œuvre d’Annie Ernaux ayant reçu le prix Nobel de littérature en 2022, le spectacle auquel les élèves du lycée du Haut-Barr ont assisté le mercredi 31. 01. 2024 à l’Espace Rohan de Saverne, ne s’appuyait pas sur un roman mémoriel au sens classique du terme, mais sur une analyse archétypale de la jalousie, passion destructrice. En effet, dans ce roman psychologique présenté sous la forme d’un monologue, il est bel et bien question « d’occupation », au sens où la protagoniste est envahie, dépossédée d’elle-même, investie par une puissance ennemie, aliénée par la jalousie qui s’insinue dans tous les moindres recoins de sa vie. S’imaginant détachée et indépendante, cette femme vulnérable se découvre profondément enchaînée à l’homme dont elle s’est volontairement séparée après une relation de six années. Elle le quitte, mais poursuit une relation avec lui : « on continuait de se téléphoner, on se revoyait de temps en temps », alors qu’il refait sa vie, lui révélant ainsi par un cruel effet de miroir qu’elle n’est plus la femme désirable qu’elle pensait être, pire, qu’elle n’est qu’une quadragénaire interchangeable - douloureuse blessure narcissique qu’elle essaye d’apprivoiser en mobilisant de l’auto-dérision. Prise dans les filets d’une logique déraisonnable, d’une imagination follement débridée, d’une mauvaise foi attendrissante, cette femme jalouse est magnifiquement interprétée par la comédienne Anne Consigny, qui parvient à restituer toute la densité du texte, dans ses variations tant pathétiques que comiques, réhaussées par les créations inspirées du multi-instrumentiste Christophe Disco Minck. La mise en scène inédite de Pierre Pradinas, sous forme de tableaux épurés, sobres et ajustés, met pleinement en valeur l’humour de l’absurde qui perce à travers les mots de l’autrice, magnifiés par le jeu captivant de la brillante comédienne s’adonnant à une vraie performance artistique pour donner corps, voix et vie à cette allégorie de la jalousie, tragiquement jubilatoire ! 

Photo 2 : Anne Consigny et Christophe Disco Minck sur scène lors de l’adaption théâtralisée du roman « l’Occupation » d’Annie Ernaux. (Anne Consigny@Marion Stalens).

Photo 3 : Le dress code convenu entre les élèves et l’enseignante de philosophie était de porter un vêtement blanc pour honorer le bonheur de venir au théâtre lors de cette fabuleuse soirée.

Photo 4 : Du blanc avant toutes choses !

Photo 5 :  Les TG2, THLP et 1HLP, heureux d’être ensemble pour vivre un grand moment de théâtre.

Photo 6 : Une chouette équipe !

Photo 7 : Le lycée du Haut-Barr joyeusement représenté !

Photo 8 : Dans les gradins, l’ambiance est détendue, chaleureuse et rieuse !


Place au spectacle ! « L’occupation » d’Annie Ernaux.

Photo 9 : La mise en scène joue sur une disposition esthétique de l’espace, soulignée par la présence d’une magnifique harpe.


 
Photo 10 : Sur scène, une femme seule se tient debout, magnifiquement incarnée par Anne Consigny, portant une robe noire, simple et sobre, sculptant sa silhouette fine. (Anne Consigny@Marion Stalens). 


L’actrice fait face aux spectateurs, dans un décor minimaliste. Côté cour se trouve un espace musical, d’où ressort la forme élégante d’une harpe. Là se tient l’artiste compositeur qui accompagne le texte de créations musicales inédites, conférant un fond sonore à l’expression des émotions de cette femme quadragénaire. Fragile et puissante, la protagoniste est en proie à des pensées qui s’égarent, à ses sentiments déstructurés, à ses divagations labyrinthiques. Elle procède à une introspection pour essayer de faire le point sur sa situation. Elle vient d’être remplacée dans le cœur et la vie de son amant. Cette dépossession lui est insupportable. 


 

Photo 11 : Troublée, elle exprime tout haut les tourments intérieurs qui la poursuivent comme des Érinyes acharnées. (Anne Consigny@Marion Stalens).


Ses pensées la hantent, la minent, l’obnubilent dans ce qu’elles ont de trivialement inavouables, de loufoquement excessifs, de systématiquement obsessionnels pour découvrir l’identité de sa mystérieuse rivale, dont elle ne connaît ni le nom, ni le visage : « Cette femme emplissait ma tête, ma poitrine et mon ventre (…) J’étais au double sens du terme, occupée », confie la narratrice.


 
Photo 12 : La comédienne Anne Consigny a su incarner avec sensibilité et grâce cette femme blessée. (Anne Consigny@Marion Stalens).


Pétrie de contradictions, cette femme attachante en raison de sa fragilité, effrayante dans sa colère vengeresse, amusante du fait de l’auto-dérision qu’elle mobilise pour mettre à distance le pire qui l’attire, nous permet de suivre les étapes de son cheminement. Sous le coup de la violente blessure identitaire qu’elle subit du fait de la jalousie qui la ronge, elle chemine jusqu’à la résilience au moyen de l’écriture, en passant par nombre d’étapes intermédiaires faites de spirales graduellement libératrices, ponctuées de rechutes. Ce qui est fort juste dans cette exploration psychologique de la jalousie, c’est l’idée selon laquelle le mental n’est qu’à la surface de ce qui se joue dans l’attachement possessif, et qu’une véritable guerre intérieure se trame entre l’intellect et les affects, la raison et le corps, lors d’une rupture affective. En effet, la dépendance est bien plus profondément inscrite dans l’être que les simples paroles ou pensées : sous l’épiderme du conscient se déploie une ossature inconsciente, racine d’actes apparemment absurdes et qui pourtant font sens. Voilà pourquoi la cohérence et la rationalité de cette femme jalouse implosent sous les assauts des pulsions, tantôt érotiques, tantôt morbides, qui sont habituellement tenues en bride par le surmoi ou les conventions sociales, mais qui sont malmenées lors de cette crise existentielle. 


  
Photo 13 : Maladivement jalouse, cette femme est en proie à une éprouvante « fluctuatio animi » (fluctuation de l’âme, qui renvoie à d’intenses tensions intérieures), ainsi que le désigne Spinoza, et qui a pour symptôme le fait que toutes ses pensées sont captives des représentations monomaniaques qui la dévastent. (Anne Consigny@Marion Stalens).


Ses idées décousues s’amoncellent par voies associatives, apparemment sans liens de causalité, mais leur corrélation relève d’une logique systémique, véritablement pathologique (au sens étymologique du terme pathos, qui signifie souffrir en grec). Ainsi, les clartés intérieures de cette femme jalouse sont obscurcies par la force de la passion, dont l’intensité n’est plus gouvernable par la raison. Voilà pourquoi Descartes disait que l’imagination débridée par les affects s’apparente à la « folle du logis ». De plus, la passion de jalousie cristallise de manière imaginaire sur les objets de sa folie des propriétés insolites, ce qui génère un effet de comique. En l’occurrence, la protagoniste voit en sa rivale une beauté fatale et perfide, nécessairement supérieure à elle en tous points, dont les 47 ans et la profession d’enseignante sont sources de divagations extravagantes ! Son récit est à la limite du surréalisme quand elle entre dans une forme de délire fétichiste autour du chiffre 47, âge supposé de sa rivale, rendu visible de manière démultipliée sur l’écran sur scène ! 

Photo 14 : Cette « autre » n’est au fond peut-être qu’un diabolique double d’elle-même ! (Anne Consigny@Marion Stalens).


En réalité, elle ne sait presque rien d’objectif sur cette concurrente, son ex-compagnon voulant préserver cette dernière de la folie vengeresse de celle qui n’est désormais plus qu’une relation occasionnelle. La protagoniste enrage de ne pas en savoir davantage, et s’adonne à de multiples interprétations, les unes plus saugrenues que les autres, sur l’intention qui sous-tend la décision de son ex-compagnon de garder secrète l’identité de cette invisible concurrente. Elle s’ingénie à vouloir essayer d’entrer dans la tête de son ancien partenaire pour scruter ses mobiles, entreprise aussi vaine qu’impossible. Dans cette logique maladivement jalouse, tout peut susciter des réactions douloureuses ou raviver les feux de la passion, même une expression aussi anodine que « tu devrais savoir que… », qui suggère à la femme délaissée que l’autre, elle, le sait ! 

Photo 15 : La gamme émotionnelle qui investit et brouille les pensées de cette femme jalouse, du fait des obsessions qui cristallisent sa souffrance, est magnifiquement incarnée par l’actrice Anne Consigny. (Anne Consigny@Marion Stalens).


Jouant sur ces réactions improbables, la mise en scène en souligne l’aspect amusant, car comme le dit Bergson, le rire est suscité par « du mécanique plaqué sur du vivant ». Or, cette femme jalouse est effectivement rendue risible du fait de ses réactions caricaturalement mécanisées par cette jalousie dévorante ! Par petites touches, elle parvient à s’avouer qu’elle aurait voulu continuer à occuper une place dans la vie de son amant devenu partenaire occasionnel. Ce renversement dialectique des rôles du dominant-dominé contribue à renforcer l’effet de comique, à la manière des pièces de Marivaux où celui qui mène véritablement la danse n’est pas celui qui le croit !  De ce fait, la tierce personne, la nouvelle compagne de son ex-partenaire devient l’ennemie à abattre, celle qui l’a spoliée de l’homme qu’elle croyait être en sa possession et qu’elle n’a rejeté au fond que pour mieux le garder. La jalousie, enfermement narcissique, lui révèle sa carence identitaire, son propre manque à être, qui lui a fait oublier l’altérité et la liberté de l’autre. Il s’agit donc pour elle de parvenir à faire le deuil de désirs immatures, de s’avouer qu’elle voulait posséder plus qu’aimer, voulant tenir l’autre sous l’emprise exclusive et violente de sa propre identité dans un fantasme érotiquement fusionnel. Mais elle résiste à cette nécessaire clarification, à cette salvatrice purification. 

Photo 16 : L’écriture théâtralisée est illustrée par des images musicales, le disque intérieur de la narratrice est rayé par la jalousie ! (Anne Consigny@Marion Stalens). 


Souffrante, elle va jusqu’à affirmer péremptoirement que l’effet cathartique de la mise en scène par l’écriture de soi n’opère que pour ceux qui ne sont pas véritablement en proie aux passions, ce qui revient à entrer en rupture avec la lecture aristotélicienne de la tragédie grecque. Pourtant, nouvelle contradiction, la catharsis qu’elle dénonce va néanmoins opérer par la magie de l’art, par l’effet curatif de l’écriture et de sa théâtralisation, si bien que la finale équivaut à une vraie démarche de résilience, authentiquement purificatrice, où elle se libère de cette « occupation », où elle renoue avec elle-même, où le dédoublement paranoïaque et délirant s’estompe dans l’unité apaisée d’un moi retrouvé. 

 
Photo 17 : Bouleversante et drôle, la protagoniste traverse les affres de la jalousie, obsédée par la personnalité de sa rivale, accumulant des détails imaginaires qui alimentent sa fièvre, en déclamant certains passages au micro, se faisant ainsi comme des discours officiels à elle-même ! (Anne Consigny@Marion Stalens). 


En mettant en scène sa jalousie viscérale, au moyen d’un autocommentaire ironiquement décalé et d’une théâtralisation de soi curative, la protagoniste incarne la jonction possible de l’écriture et du théâtre, ainsi que les pouvoirs de la parole, tant écrite qu’oralisée. Remarquons que le titre est finalement faussement trompeur car, à bien écouter le mot, « l’occupation » est un état d’envahissement guerrier qui, historiquement, appelle le devoir de mémoire, mais qui est ici métaphoriquement transposé dans un registre psychologique pour inviter à méditer sur les ressorts de la mémoire, de sa puissance obsédante lorsqu’elle est empoisonnée par le venin de la jalousie. La personne jalouse ne peut plus se délester de pesanteurs mémorielles, si bien qu’elle est enfermée dans ce que Nietzsche appelle « l’esprit de réaction », qui interdit l’accès à une « action » librement créatrice, dégagée des filets réactionnels dans lesquels elle est retenue comme un oiseau en cage. En effet, cette œuvre est aussi une approche expérimentale de la faculté mémorielle, qui constitue l’un des ressorts majeurs de la jalousie, car le souvenir obsédant d’une emprise perdue, revenant sous forme de réminiscences douloureuses, fait dérayer durablement le présent de cette femme enfermée dans une temporalité bloquée. 

Photo 18 : La comédienne Anne Consigny porte avec éclat les propos sonores, polyphoniques, profondément existentiels d’Annie Ernaux, qui se tiennent au bord du gouffre de la folie, comme l’image surréaliste (à la Dali) avec des yeux scrutateurs le révèle, mais elle parvient à s’en dégager, à se libérer, à emporter la bataille, pour gagner in fine une forme de rédemption par l’écriture. 
La passion jalouse « occupe » totalement la vie de la personne qui l’éprouve, car elle investit l’imagination, la mémoire, la raison, le sommeil, le corps, bref, elle s’empare de toutes les dimensions de l’être, acculant sa victime à n’être que l’ombre d’elle-même. 

Photo 19 : Ce somptueux soliloque tragico-comique, ponctué par des intermèdes musicaux enjoués, fait rire cathartiquement du pire, à savoir de la perversion de la jalousie. (Anne Consigny@Marion Stalens). 


À la manière de Molière, la figure centrale de la pièce est métamorphosée en allégorie, elle est identifiable à une typologie universelle, elle dépeint un profil générique ou un trait de caractère supra-individuel : elle incarne « La » femme jalouse, au-delà des circonstances particulières de sa propre histoire. Cette jonction du particulier à l’universel, fait que ce texte rejoint les grands textes littéraires tels que l’Othello de Shakespeare, où il est question là aussi, d’une histoire singulière qui transmet un enseignement universel : la jalousie est mortifère et peut acculer au crime passionnel. Annie Ernaux nous fait côtoyer ces affres, mais se tient sur une ligne de crête, puisque son personnage ne bascule pas dans le crime, ne passe pas à l’acte dans ce qu’il y aurait de dangereux pour les personnes de ce trio impossible. Fort heureusement, l’ « occupation » demeure une période circonscrite, elle appelle une « Libération » !

Photo 20 : Lors du bord de plateau, des échanges riches, chaleureux et rieurs, entre le metteur en scène, l’actrice et le musicien, permettent aux spectateurs de mieux comprendre certains aspects du spectacle. 

Photo 21 : Les jeunes et les deux enseignantes ont vécu une soirée formidable et inoubliable !


Merci à la direction du lycée, M. Buttner, Mme Jézéquel et Mme Montembault, de nous permettre d’organiser ces sorties à l’Espace Rohan avec les élèves ! Merci à Denis Woelffel, directeur de l’Espace Rohan et à son équipe, Sophie, Frédérique et Nathalie, de nous accueillir avec tant de cordialité et de bienveillance, en facilitant la mise en place de ces abonnements en soirée ! Merci à Anne Consigny, Pierre Pradinas et Christophe Disco Minck pour leurs talents éblouissants ! Merci à toute l’équipe du plateau technique ! Merci aux élèves, ouverts et enthousiastes, disponibles pour appréhender l’interprétation théâtralisée de cette œuvre remarquable ! Merci à Annie Ernaux pour ce texte prodigieusement intéressant, aux lectures infiniment ouvertes…


Claire Le Van, le 12. 02. 2024.

Photo 22 : Pour finir cette merveilleuse soirée, rien ne vaut de partager un verre de l’amitié au restaurant de l’Escale, ce qui a permis de poursuivre des échanges de grande qualité !