Lycée du Haut-Barr

- 67700 Saverne -

 
En cette soirée effervescente du 18 octobre 2019, une cinquantaine de jeunes lycéens du Haut-Barr s’apprêtent à découvrir une sirène tchèque : Rusalka.
 
Ces amateurs de musique sont accompagnés de trois professeures de Français : Edwige Lanères, Anne-Marie Lavergne et Cécile Dernelle ; une philosophe, Claire Le Van, et une historienne-géographe : Caroline Freys. Cinquante-six élèves, cinq professeures, un chauffeur, un bus… en route pour l’opéra de Strasbourg !
Depuis sa création à Prague en 1901 cet opéra tchèque n’avait jamais été joué en Alsace.
Qu’est-ce que Rusalka ? 
 
 
L’histoire, nous la connaissons depuis l’enfance : Ondine -ou Rusalka- vit au fond des eaux, dans le royaume de son père. Elle tombe amoureuse d’un prince humain et désire ardemment devenir une femme et remplacer sa queue de sirène par des jambes, pour retrouver sur terre celui qu’elle aime. Une terrible sorcière accède à son vœu, en échange de sa voix mélodieuse. Non seulement la sirène, devenue humaine, sera muette, mais en plus, chaque pas la fera souffrir, et si elle n’obtient pas l’amour du prince, elle plongera dans les abysses pour toujours. La jeune créature accepte tout. Montée à la surface de la mer, elle se fait aimer du prince, mais au fil du temps, il se lasse de son mutisme, et finit par se détourner d’elle, pour épouser une princesse voisine.
Eperdue, l’ondine a recours, une fois encore, à la sorcière marine, qui lui donne un couteau pour tuer son amant volage, et sauver ainsi sa propre vie. L’héroïne ne peut se résoudre au meurtre. Elle disparaît (elle se change en fille de l’air pour Andersen, en ruisseau chez La Motte-Fouqué), et le prince en meurt de remords.
 
 
Si le livret composé il y a un siècle par Kvapil respecte l’intrigue traditionnelle, la mise en scène de Nikola Raab peut dérouter, par l’apparente contradiction entre les différents sens proposés. La scène semble donner aux actes une signification -l’amour-, mais l’écran contredit ce premier sens en présentant des pulsions mortifères, mêlant Eros et Thanatos.
 
 
 
Aux entractes, les réactions et les questions se bousculent.
    - Madame, j’adore la musique, l’orchestre ! mais… pourquoi on voit une scène de viol (suggérée), vidéo-projetée quatre ou cinq fois ?
    - Et pourquoi il y a une petite fille, qui lit un grand livre blanc ?
    - La sirène, elle était dans le lit de son père ?
    - Le prince, il se coupe les veines, en vrai ?
    - Euh… Je suppose que la metteuse en scène propose une lecture psychanalytique du conte. Après tout, cet opéra a été composé juste après les débuts de la psychanalyse. Tâchons de nous renseigner. Rien n’a été dévoilé, pour l’instant : ce soir, c’est la première !
Dans le conte, comme dans le livret de Kvalpil, la douloureuse métamorphose de la sirène en femme humaine peut représenter le passage de l’enfance à l’âge adulte, notamment par l’amour et l’acte sexuel. Bruno Bettelheim a bien expliqué les interprétations des récits traditionnels dans son traité La psychanalyse des contes de fées (1976) ; ce n’est plus un secret pour personne.
 
 
La fillette en robe blanche évoque manifestement l’innocence et la virginité de l’enfance. Quand le prince vient auprès d’elle, et qu’elle disparaît, le ténor chante qu’une biche est venue tourner autour de lui. Cet animal, la biche blanche, est un motif traditionnel des contes du Moyen Age ; elle est une messagère de l’amour, et de ses dangers. Là encore, nos repères culturels nous permettent de comprendre les propositions scéniques.
Idem pour la mort ou le suicide du prince : dans la tradition greco-germanique, reprise par Heine -Die Loreley-, puis par Apollinaire, la femme-sirène est une créature aquatique séduisante, qui conduit les hommes à leur perte.
 
 
Mais pour les vidéo-projections montrant un couple moderne, une femme éminçant des légumes, son amant qui l’agresse et la plaque au sol, enfin la victime attrapant un couteau pour se défendre… Que signifient ces fragments de court métrage ? Admettons que ce soit un récit à clefs. Cherchons les indices pour résoudre l’énigme. Heureusement, une brochure vendue à l’accueil nous servira de grimoire.
 
 
Dans le sous-texte inventé et mis en scène par Nicola Raab, il semblerait que la sirène, fille du roi des mers, ait été abusée par son père quand elle était enfant. Cela expliquerait d’une part la présence de cette petite fille, visiblement malade, sur ce qui s’apparente à un lit d’hôpital. De plus, la première apparition de Rusalka adulte nous présente la sirène couchée auprès de son père, là encore sur un lit médical. La blessure infligée à la fillette par l’inceste resurgit mentalement tout au long de l’existence de Rusalka : voilà pourquoi cette enfant revient à plusieurs reprises sur scène. Ainsi, la flèche blanche, symbole d’amour, plantée dans le cœur de l’ondine adulte, se retrouve, en écho, plantée dans le cœur de l’enfant, laissant une trace de sang sur sa robe blanche. Tout ce que ressent la femme est déformé par l’inceste subi dans l’enfance. Elle a une conception de l’amour exclusivement faite de sentiment ; c’est une passion dénuée de désir charnel.
 
  
 
Selon cette mise en scène, le prince rejette Rusalka non point tant pour son mutisme que pour sa « frigidité ». Beaucoup plus entreprenante, la princesse terrestre fait des avances concrètes au prince, qui cède à ses pulsions et choisit de délaisser l’ondine, en faveur de la femme. Il ne tente pas moins de forcer l’héroïne éponyme, le jour de ses noces avec la princesse, dans un jeu scénique très proche de la vidéo répétée jusqu’à l’écœurement, tel un trauma entêtant.
Cependant son puissant amour pour Rusalka plongera le jeune marié dans une mélancolie noire, profonde. Il cherchera en vain son amante marine, et finira par se suicider. A la fin du troisième acte apparaît une deuxième redondance entre le jeu scénique montrant le suicide, et le cyclorama, où l’on voit, en très gros plan, le poignet entaillé, d’où coule un flot de sang.
Rusalka retrouve son amant agonisant ; elle pleure sa mort et s’éloigne vers une obscure clarté.
 
 
Par bonheur, tout n’était pas si sombre, dans cette mise en scène dépouillée de lyrisme. Les vagues projetées sur un écran quasi transparent, placé à l’avant de la scène, immergeaient les personnages, et surtout la sirène, dans un flot de lumière aquatique extraordinaire. Et surtout, la musique de Dvořák nous tenait en haleine d’un bout à l’autre ! Quelle verve ! Quel brio ! Soutenu par un air de harpe enchanteur, le célèbre « Chant à la lune » nous a transportés ! Sa mélodie chante longtemps dans nos têtes pleines de musique et d’images.
 
 
 
Sur le retour, dans la nuit de Strasbourg, les commentaires enthousiastes fusent au rythme des pas. 
    - Le timbre de la cantatrice Pumeza Matshikiza est rond, chaud, surtout dans le medium, mais quand elle montait dans les aigus, sa voix affleurait à peine à la surface de la musique ; elle était presque couverte par les instruments, comme si elle allait se noyer. 
    - En revanche, la sorcière Jezibaba ondoyait des basses aux aigues avec une aisance… ensorcelante !
    - Et le trio des nymphes ! J’en avais des frissons !
    - J’ai beaucoup apprécié la saveur de la langue tchèque, ces consonnes chuintantes, ces allitérations évocatrices.
    - Tu as entendu les allusions à Wagner ? on aurait dit des citations.
    - J’adorais voir l’orchestre ! lance Manon. Mon grand-père était chef d’orchestre.
    - Oui, la musique était envoûtante !
    - J’espère que nous retournerons bientôt à l’opéra !
 
 
 
Pour prolonger la magie, écoutons une sublime interprétation du « Chant à la lune », par Anna Netrebko : https://www.youtube.com/watch?v=gXgTkSYi0GA
 
Merci aux élèves pour leur excellente tenue tout au long de cette sortie culturelle, et merci aux collègues d’y avoir contribué !
 
Edwige Lanères