Lycée du Haut-Barr

- 67700 Saverne -

 
Inscrite au dispositif Plume de paon 2021, la 2de6 a écouté cinq audiolivres, et bénéficié de deux ateliers de théâtre et de lecture à haute voix, animés par Françoise Lervy, comédienne, et Edwige Lanères, professeure de français.
Cette année, la sélection de livres audios proposée par l’association Plume de paon est enthousiasmante ! Deux romans et trois récits autobiographiques, tous écrits dans des styles très différents, et lus par des artistes de talent.
 
Chaque élève de la classe rédige un discours sur son audiolivre préféré ; c’est une excellente façon d’affiner son écoute, et de s’entraîner à l’argumentation, pour l’épreuve orale du bac de Français.
 
 
De pierre et d’os, le dernier roman de Bérangère Cournut, a beaucoup plu aux jeunes. Il nous transporte dans l’Arctique, où vivent encore quelques familles Inuits. Séparée de ses parents par une fracture de la banquise, une jeune fille doit survivre seule, avec ses chiens. Son chemin croise une famille, puis une autre. On l’accueille car elle est une excellente chasseuse, et elle prête main forte aux travaux des hommes et des femmes. Leur existence nomade est rythmée par la cueillette en été, la pêche toute l’année, la chasse, les chants et les rites chamaniques. Non seulement la lecture de Marianne Denicourt nous emporte, mais en plus le récit est ponctué de musiques et de chants inuits : une envoutante invitation au voyage !
 
 
Le roman Eden, de Monica Sabolo, remporte également un franc succès, et la performance de l’actrice Nancy Philippot y contribue joliment ! Cette comédienne modifie sa voix en fonction des personnages ; tantôt rauque, tantôt suave, chevrotante, enfantine, elle incarne tous les caractères, toutes les personnalités avec une aisance surprenante ! Les élèves adhèrent, d’autant que l’histoire porte sur une bande d’adolescents, près d’une réserve amérindienne victime d’une déforestation bruyante, menaçante. Une lycéenne, Lucy, est retrouvée nue, inconsciente, dans la forêt. Qui l’a violée ? Les forestiers qui traînent au bar Hollywood ? Son amie Nita mène l’enquête, aidée par des camarades de classe, et surtout par d’étranges jeunes femmes, attirantes et mystérieuses...
 
 
Nos jeunes férus d’Histoire se tournent plus volontiers vers Le Ghetto intérieur, un récit biographique dans lequel Santiago Amigorena relate le malheur de son grand-père, un immigré arrivé en Argentine en 1928. Au départ, Vicente Rosenberg, le protagoniste, ne regrettait nullement l’éloignement de sa mère, restée en Pologne avec sa sœur. Cependant, lorsque les nazis enfermèrent sa famille, avec des dizaines de milliers de Juifs, dans le tristement célèbre ghetto de Varsovie, Rosenberg devint mutique, pour toujours. Il avait perdu le goût de vivre, malgré l’amour que lui vouaient son épouse Rosita, et leurs enfants. L’ancrage historique de ce récit passionne Théo, Timothée, et leurs camarades, historiens dans l’âme. D’autant que la voix profonde de l’acteur Eric Caravaca confère à l’histoire une profondeur solennelle : ce lecteur donne sa voix à l’homme qui avait perdu la sienne.
 
 
Les amoureux du grand style écoutent Le premier homme, d’Albert Camus : un chef d’œuvre ! La langue est travaillée, ciselée, poétique. Oublions la légende selon laquelle Camus aurait écrit son manuscrit d’un seul jet -un trait de génie-, et serait mort sans avoir pu le retoucher. C’est faux ; les nombreuses biffures et réécritures qui maculent le manuscrit prouvent au contraire que l’écrivain a soigné cette œuvre, qu’il considérait comme un très grand roman. Ce qui est vrai, en revanche, c’est que ces pages constituent seulement le quart ou le cinquième de l’œuvre initialement prévue1. Sa rédaction fut interrompue par la mort brutale de l’artiste, dans un accident de voiture, en 1960. Son récit ne fut publié qu’en 1994, par sa fille. 
Acteur de la Comédie Française, Sébastien Pouderoux livre une lecture neutre, précise. La beauté du texte surgit à chaque phrase ; les images, les sensations d’une Algérie coloniale où les prolétaires « pieds-noirs » vivent dans un dénuement presque aussi grand que celui des ouvriers autochtones. Dans ce « roman » fortement autobiographique, Camus raconte la quête de Jacques Cormery -le double de l’auteur- sur les traces de son père mort au début de la 1ère Guerre Mondiale. Ce faisant, il narre avec un réalisme empreint de poésie, parfois même de lyrisme, son enfance auprès d’une mère douce, travailleuse, d’une grand-mère autoritaire, d’un oncle pourvoyeur d’aventures...
 
 
Sur un axe imaginaire du style, les pages d’Annie Ernaux se situent au pôle opposé : c’est « l’écriture plate », telle que l’a définie l’autrice, soucieuse d’être comprise par des lecteurs de toutes les classes sociales. Son Retour à Yvetot, lu par Dominique Blanc, mêle les souvenirs d’une enfance pauvre, en Normandie, avec ceux d’une conférence tenue dans la ville éponyme, sa ville natale, où elle n’était jamais revenue en tant qu’écrivaine. L’audiolivre nous propose, après ce récit, un entretien d’Annie Ernaux, au cours duquel l’autrice décrit des photographies et raconte les souvenirs que ces clichés font refluer en elle : l’épicerie de ses parents, l’école, les rêves d’amour, l’éveil à la sexualité, le départ vers une existence vouée à l’enseignement et à la littérature.
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Le 9 février 2021, quand Françoise Lervy vient au CDI, animer le premier atelier d’expression théâtrale, les élèves de 2de6 sont prêts ; ils et elles ont écouté les œuvres, et rédigé les discours destinés à être prononcés devant les autres classes participant au concours.
« Plaçons-nous en cercle, et échauffons-nous, propose la professeure d’arts dramatiques aux jeunes qui sortent tout juste d’une évaluation de physique-chimie. Réveillons toutes les parties du corps. »
Nous l’imitons, amusés. On se frotte le crâne, les tempes, les zygomatiques ; on se tapote les bras, les jambes, on remue...
« A présent, la voix, annonce Françoise : babebibobu ! »
Tout le monde répète en chœur.
    - Mamemimomu !
    - Xaxexixoxu !
Et ainsi de suite, sur une intonation chantante, pour échauffer tous les petits muscles liés à la parole. 
Et maintenant, lisons ! Toutes les œuvres remportent des suffrages, auprès des élèves de 2de6. Finalement, c’est un extrait du roman de Bérangère Cournut qui sera lu : le chapitre 3, où la jeune Uqsuralik se plaque au sol, dans la crainte d’une nouvelle fracture de la banquise. « A quelques pas, la neige se soulève comme une vague. Un frisson d’épouvante me parcourt l’échine... pour finir en sursaut de joie : c’est Ikasuk qui se dresse devant moi ! La meilleure chienne de mon père. Elle et quatre jeunes chiens devaient être enfouis là, sous un monticule de neige, lorsque la banquise s’est fendue. Ils aboient. Le reste de la meute répond au loin, mais le vent couvre bientôt ces voix fantomatiques. Je suis seule – avec cinq chiens fraîchement sortis du néant. »
 
 
Chaque élève lit une phrase, et le récit se tisse, de voix en voix. A chaque point, tous les participants tapent trois fois sur leur cuisse ; à chaque signe de ponctuation mineur, une seule fois. Ainsi, la lecture est scandée par le cercle entier ; la concentration devient optimale. Et chaque jeune fait un pas de plus vers une lecture expressive, respectueuse du texte, et des émotions qu’il suscite.
 
 
 
    - Formidable ! A présent, jouons ! Vous pouvez disposer d’une brève pause si vous le souhaitez, puis vous vous répartissez en groupes, afin de mettre en scène ce chapitre. 
    - Qui sera l’héroïne inuite ? Qui jouera la chienne Ikasuk? Et ses chiots ?
Les groupes se répartissent les rôles ; un narrateur ou une narratrice assume le récit, mais il serait intéressant de laisser Uksuralik parler au discours direct, non ? Finalement, c’est la jeune fille qui devient cheffe de meute, n’est-ce pas ? Et les chiens ! Vous savez aboyer, vous ? Comment organisons-nous la scène ? où se place le public ? Qui passe en premier ?
 
 
 
Julia en cheffe de meute, c’est inédit ! Le chiot Mathieu menace l’héroïne -Aymeric- ; heureusement la mère chienne -Axel- défend sa maîtresse ; l’action s’emballe...
    - Très bien ! commente Mme Lervy, mais au début, quand Uksuralik se plaque sur la glace, elle se met à plat-ventre, pas sur le dos. Quant aux tables, non, préférez le sol.
    - Eh bien, vous attaquez ? s’impatiente un élève, couché par terre depuis de trop longues secondes. 
 
 
Le public est happé ; le jeu, de bonne facture, plaît à la professeure d’arts dramatiques, surprise par le talent de ces jeunes qui n’ont pourtant jamais pratiqué cet art, à quelques exceptions près.
Dans ce groupe, il manque un chien, comment fait-on ?
    - Madame, s’il vous plaît... ! 
Mme Lanères accepte, et se retrouve cheffe de meute à son tour, avec les chiots Eliott, Joad et Jean-Philippe, avant que Nicolas – Uksuralik- ne reprenne le dessus, comme il sied à une chasseuse inuite.
 
 
 
Quel jeu ! Quelle scène ! Quels aboiements, et quels rires ! 
    - Reprenons, ordonne Françoise Lervy, habituée à mener ses troupes. A présent, placez-vous en binômes ; vous êtes une mère, et sa fille Nita, dans le roman Eden, de Monica Sabolo.
    - Madame, s’il vous plaît... retente Thibaut, féru de théâtre.
    - C’est d’accord, je suis ta fille, répond Mme Lanères.
Nicolas joue la maman de Timothée ; Ella celle de Betül ; Valentine est la mère d’Eléa et de Julia, Eliott celle de Benjamin...
 
 
 
    - On ne joue pas faux, nous enseigne la comédienne ; si vous devez ouvrir une porte, et qu’il n’y en a pas, ne mimez pas ce geste. Cela dit, bravo pour votre implication, et la finesse de votre jeu !
Il est déjà temps de nous quitter ; la professeure reconduit vite Françoise Lervy à la gare, pour qu’elle attrape son train. Rendez-vous dans un mois et demi, pour un atelier sur Camus !
 
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Le 30 mars, l’atmosphère est différente ; la nuit ne nous enveloppe plus dès 17 heures ; le printemps lutte contre la neige, les tenues sont un peu plus légères, les corps moins engoncés.
    - Bonjour les élèves ! Vous souvenez-vous de l’échauffement ?
    - Lalelilolu ! Naneninonu ! Sasesisosu ! Gra-gre-gri-gro-gru ! Nra-nre-nri-nro-nru !
On réveille la tête, le cou, les bras, les jambes, les pieds, la voix... Tonifiés, détendus, nous voici parés pour une séance de lecture orale... et de théâtre, bien sûr !
L’exercice de la lecture chorale, où toute la classe, en cercle, frappe les ponctuations, porte ses fruits. Les jeunes sont plus attentifs aux respirations, et aux infléchissements du sens conférés par les signes typographiques. Chacun son tour, nous scandons les phrases du Premier homme, rythmées par trente-sept percussions.
 
 
« L’année scolaire tirait à sa fin, et M. Bernard avait ordonné à Jacques, à Pierre, à Fleury, une sorte de phénomène qui réussissait également bien dans toutes les matières, " il a la tête polytechnique ", disait le maître, et Santiago, un beau jeune garçon qui avait moins de dons mais réussissait à force d’application : 
" Voilà, dit M. Bernard quand la classe fut vide. Vous êtes mes meilleurs élèves. J’ai décidé de vous présenter à la bourse des lycées et collèges. [...] Le lycée vous ouvre toutes les portes. Et j’aime mieux que ce soit des garçons pauvres comme vous qui entrent par ces portes. Mais pour ça, j’ai besoin de l’autorisation de vos parents. Trottez. "
Ils filèrent, interdits, et, sans même se consulter, se séparèrent. Jacques trouva sa grand-mère seule à la maison, qui triait des lentilles sur la toile cirée de la table, dans la salle à manger. »
Dans ce récit, Albert Camus rend un hommage vibrant à son instituteur, Louis Germain, avec qui il avait repris contact, via des lettres qui sont aujourd’hui publiées. Françoise Lervy a choisi ce passage pour son potentiel théâtral : plusieurs lycéens et lycéennes jouent les écoliers ; un jeune devient Jacques Cormery - l’avatar de Camus-, et un camarade, droit dans ses bottes... ou ses baskets, interprète le maître exigeant et bienveillant qui a tant marqué l’auteur.
 
 
 
Avant la mise en scène, les élèves effectuent des repérages dans le texte, n’hésitant pas à transposer des passages narratifs en dialogues, pour donner vie à cet épisode romanesque.
« Le nez dans l’assiette, il annonça la nouvelle.
    - Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? dit la grand-mère. A quel âge on passe le bachot ?
    - Dans six ans, dit Jacques.
La grand-mère repoussa son assiette. « Tu entends ? » dit-elle à Catherine Cormery. Elle n’avait pas entendu. Jacques, lentement, lui répéta la nouvelle.
    - Ah ! dit-elle, c’est parce que tu es intelligent.
    - Intelligent ou pas, on devait le mettre en apprentissage l’an prochain. Tu sais bien que nous n’avons pas d’argent. Il rapportera sa semaine. »
En jouant ce chapitre, les élèves découvrent un univers âpre, où les quelques sous qu’un enfant peut rapporter à sa famille sont vitaux. Un monde où les études nécessitent un trop grand sacrifice. En entrant au lycée après ses classes élémentaires, l’enfant restait une bouche à nourrir, au lieu de contribuer aux efforts fournis par sa famille pour survivre.
 
 
 
Dans le rôle du maître, Thibaut termine sa classe, informe ses « meilleurs élèves » de l’ambition qu’il nourrit pour eux, puis il entre dans la pauvre demeure de Jacques, incarné par Mélanie, pour plaider auprès de la grand-mère -Emma- en faveur du « moustique », et de ses études.
Hugo est l’instituteur de Nicolas Schmitt ; Eliott celui de Nicolas Clause ; Axel instruit Mathieu ; Pierre éduque Gabin, Ethan Mathieu, et tous défilent devant les sévères aïeules : Ella, Floriane, Valentine, Romane.
 
 
 
 
 
 
 
Bravo, les élèves !
Bravo pour la qualité de vos lectures et de vos interprétations !
Et merci pour votre belle énergie, votre enthousiasme communicatif !
Un très grand merci, également, à Françoise Lervy, pour la richesse de ses ateliers, la précision de sa « direction d’artistes », et pour tout ce qu’elle transmet aux jeunes de façon si chaleureuse et si vivante !
Merci, enfin, à Cécile Palusinski, la présidente de l’association Plume de paon, à M. Buttner, le proviseur, qui soutient tous les projets culturels du lycée, à Mme Montembault, la gestionnaire, qui assure l’intendance, et à Yannis Klein, qui réalise les reportages photographiques.
Edwige Lanères
 
 
1- Sur l’étude des manuscrits, écouter, sur France Culture la conférence d’Agnès Spiquel, professeure émérite de l’université de Valenciennes, et présidente de la Société des études camusiennes. Lien : https://www.franceculture.fr/conferences/universite-de-nantes/le-premier-homme-de-camus-le-roman-de-sa-vie
 
Annexe : Lettre d’Albert Camus à son instituteur Louis Germain, et la réponse de celui-ci, à son ancien élève.
 
 
Peu après avoir reçu le Prix Nobel de Littérature, Albert Camus écrit à son ancien instituteur, Louis Germain, une lettre de remerciements.
19 novembre 1957
Cher Monsieur Germain,
J’ai laissé s’éteindre un peu le bruit qui m’a entouré tous ces jours-ci avant de venir vous parler un peu de tout mon cœur. On vient de me faire un bien trop grand honneur, que je n’ai ni recherché ni sollicité. Mais quand j’ai appris la nouvelle, ma première pensée, après ma mère, a été pour vous. Sans vous, sans cette main affectueuse que vous avez tendue au petit enfant pauvre que j’étais, sans votre enseignement, et votre exemple, rien de tout cela ne serait arrivé. Je ne me fais pas un monde de cette sorte d’honneur mais celui-là est du moins une occasion pour vous dire ce que vous avez été, et êtes toujours pour moi, et pour vous assurer que vos efforts, votre travail et le cœur généreux que vous y mettiez sont toujours vivants chez un de vos petits écoliers qui, malgré l’âge, n’a pas cessé d’être votre reconnaissant élève.
Je vous embrasse, de toutes mes forces.
Albert Camus
 
 
La réponse de son maître d’école : lettre de M. Germain à Albert Camus. Un fervent plaidoyer en faveur de l’école laïque.
 
30 Avril 1959
Mon cher petit,
(…) Je ne sais t’exprimer la joie que tu m’as faite par ton geste gracieux ni la manière de te remercier. Si c’était possible, je serrerais bien fort le grand garçon que tu es devenu et qui restera toujours pour moi « mon petit Camus ».
(…) Qui est Camus ? J’ai l’impression que ceux qui essayent de percer ta personnalité n’y arrivent pas tout à fait. Tu as toujours montré une pudeur instinctive à déceler ta nature, tes sentiments. Tu y arrives d’autant mieux que tu es simple, direct. Et bon par-dessus le marché ! Ces impressions, tu me les as données en classe. Le pédagogue qui veut faire consciencieusement son métier ne néglige aucune occasion de connaître ses élèves, ses enfants, et il s’en présente sans cesse. Une réponse, un geste, une attitude sont amplement révélateurs. Je crois donc bien connaître le gentil petit bonhomme que tu étais, et l’enfant, bien souvent, contient en germe l’homme qu’il deviendra. Ton plaisir d’être en classe éclatait de toutes parts. Ton visage manifestait l’optimisme. Et à t’étudier, je n’ai jamais soupçonné la vraie situation de ta famille, je n’en ai eu qu’un aperçu au moment où ta maman est venue me voir au sujet de ton inscription sur la liste des candidats aux Bourses. D’ailleurs, cela se passait au moment où tu allais me quitter. Mais jusque-là tu me paraissais dans la même situation que tes camarades. Tu avais toujours ce qu’il te fallait. Comme ton frère, tu étais gentiment habillé. Je crois que je ne puis faire un plus bel éloge de ta maman.
J’ai vu la liste sans cesse grandissante des ouvrages qui te sont consacrés ou qui parlent de toi. Et c’est une satisfaction très grande pour moi de constater que ta célébrité (c’est l’exacte vérité) ne t’avait pas tourné la tête. Tu es resté Camus : bravo. J’ai suivi avec intérêt les péripéties multiples de la pièce que tu as adaptée et aussi montée : Les Possédés. Je t’aime trop pour ne pas te souhaiter la plus grande réussite : celle que tu mérites.
Malraux veut, aussi, te donner un théâtre. Je sais que c’est une passion chez toi. Mais.., vas-tu arriver à mener à bien et de front toutes ces activités ? Je crains pour toi que tu n’abuses de tes forces. Et, permets à ton vieil ami de le remarquer, tu as une gentille épouse et deux enfants qui ont besoin de leur mari et papa. A ce sujet, je vais te raconter ce que nous disait parfois notre directeur d’Ecole normale. Il était très, très dur pour nous, ce qui nous empêchait de voir, de sentir, qu’il nous aimait réellement. « La nature tient un grand livre où elle inscrit minutieusement tous les excès que vous commettez.» J’avoue que ce sage avis m’a souventes fois retenu au moment où j’allais l’oublier. Alors dis, essaye de garder blanche la page qui t’est réservée sur le Grand Livre de la nature.
Andrée me rappelle que nous t’avons vu et entendu à une émission littéraire de la télévision, émission concernant Les Possédés. C’était émouvant de te voir répondre aux questions posées. Et, malgré moi, je faisais la malicieuse remarque que tu ne te doutais pas que, finalement, je te verrais et t’entendrais. Cela a compensé un peu ton absence d’Alger. Nous ne t’avons pas vu depuis pas mal de temps…
Avant de terminer, je veux te dire le mal que j’éprouve en tant qu’instituteur laïc, devant les projets menaçants ourdis contre notre école. Je crois, durant toute ma carrière, avoir respecté ce qu’il y a de plus sacré dans l’enfant : le droit de chercher sa vérité. Je vous ai tous aimés et crois avoir fait tout mon possible pour ne pas manifester mes idées et peser ainsi sur votre jeune intelligence. Lorsqu’il était question de Dieu (c’est dans le programme), je disais que certains y croyaient, d’autres non. Et que dans la plénitude de ses droits, chacun faisait ce qu’il voulait. De même, pour le chapitre des religions, je me bornais à indiquer celles qui existaient, auxquelles appartenaient ceux à qui cela plaisait. Pour être vrai, j’ajoutais qu’il y avait des personnes ne pratiquant aucune religion. Je sais bien que cela ne plaît pas à ceux qui voudraient faire des instituteurs des commis voyageurs en religion et, pour être plus précis, en religion catholique. A l’École normale d’Alger (installée alors au parc de Galland), mon père, comme ses camarades, était obligé d’aller à la messe et de communier chaque dimanche. Un jour, excédé par cette contrainte, il a mis l’hostie « consacrée » dans un livre de messe qu’il a fermé ! Le directeur de l’École a été informé de ce fait et n’a pas hésité à exclure mon père de l’école. Voilà ce que veulent les partisans de « l’École libre » (libre.., de penser comme eux). Avec la composition de la Chambre des députés actuelle, je crains que le mauvais coup n’aboutisse. Le Canard Enchaîné a signalé que, dans un département, une centaine de classes de l’École laïque fonctionnent sous le crucifix accroché au mur. Je vois là un abominable attentat contre la conscience des enfants. Que sera-ce, peut-être, dans quelque temps ? Ces pensées m’attristent profondément.
 
Sache que, même lorsque je n’écris pas, je pense souvent à vous tous.
 
Madame Germain et moi vous embrassons tous quatre bien fort. 
 
Affectueusement à vous.
 
Germain Louis