Lycée du Haut-Barr

- 67700 Saverne -

 
« Dans un roman on peut faire ce que l’on veut, il n’y a pas de limites », annonce la romancière à brûle-pourpoint. Elle vient d’arriver, grande, souriante, et tout de suite elle s’élance, en bonne nageuse, formidable conteuse.
Elle brode sa vie, inextricablement liée à ses œuvres. Debout, elle conte avec ses mains, son regard. Elle conte l’histoire de son aïeule, Francesca, qui fut jouée et perdue par son mari. Depuis toute petite, Carole a entendu sa grand-mère lui raconter ce mythe fondateur de la famille : la femme jouée avait mis ses enfants dans la charrette à bras, et elle avait marché jusqu’au Sud de l’Espagne ; elle avait traversé la Méditerranée à la rame ; elle était morte en Algérie. De ce récit naquit le premier roman de l’ancienne professeure de Français : Le cœur cousu. L’œuvre plut, elle obtint des prix ; la romancière quitta les élèves pour se consacrer entièrement à l’écriture : « Quel plaisir ! » s’exclame-t-elle avec des étoiles dans les yeux. Pourtant, autrefois, Carole Martinez ne trouvait pas cette histoire intéressante ou romanesque. Sa grand-mère avait beau considérer l’ancêtre errante comme une héroïne, pour Carole cette femme restait une victime du désir des hommes. Voilà pourquoi elle en a fait une femme désirante. Dans le roman, Frasquita contribue à l’échec de son mari, lors des trois combats de coqs. C’est elle qui recoud l’animal après chaque lutte. Elle obtient ainsi ce qu’elle désire ; elle n’est plus uniquement le prix d’un pari perdu. Elle passe ainsi du statut de victime à celui d’héroïne.
    - J’ai fait de Frasquita une couturière et de sa fille aînée une conteuse pour unir le texte au textile. Etymologiquement, ces deux termes ont la même racine. Cependant, au cours de notre Histoire, le textile a toujours été le domaine des femmes, et le texte celui des hommes : elles cousaient, ils écrivaient. J’aime l’idée de tisser ensemble ces deux activités, pour lier le féminin au masculin.
 
 
Les élèves ont écouté un extrait de chaque roman, avant de lire et d’étudier Le cœur cousu.
 
    - Et comment avez-vous commencé à écrire, la première fois ? demande Lucas.
J’ai toujours écrit des bribes d’histoires, des morceaux décousus, sans avoir l’intention de les publier. Et puis j’ai passé le CAPES -le concours pour devenir professeure de français-, et j’ai raté une épreuve orale. Comme je devais attendre trois semaines l’annonce des résultats, je me suis dit que je devais réussir quelque chose, et que ce soit abouti. Je me suis donné pour objectif d’écrire un petit livre pour enfants, d’une soixantaine de pages. Finalement j’ai écrit un récit de 180 pages, et l’éditeur a tout de suite accepté de le publier. Vous voyez, un échec peut nous bousculer, nous faire avancer ; l’important, c’est ce que l’on fait de cet échec. On peut rebondir !
 
 
Les échecs peuvent nous faire grandir, explique Carole Martinez aux élèves.
 
Avec passion, l’écrivaine décrit ses relations avec ses personnages : elle les fait vivre, ils l’accompagnent, et parfois ce sont eux qui tracent leur propre destinée. Dans son roman Le cœur cousu, celui que la classe a lu et étudié, l’écrivaine voulait tuer Pedro, le jeune peintre du récit, mais finalement c’est lui qui a tué son père !
« Et José, le mari de Frasquita, pourquoi se prend-il pour un coq ? demande Rayan. 
« C’est une métaphore de la dépression : l’homme sombre, puis il refait surface. L’homme réel dont je me suis inspirée a beaucoup aimé Le cœur cousu, mais il a détesté l’épisode de la folie de José, qui se rabaisse au rang de la plus misérable poulette de la basse-cour, avant de retrouver son humanité, peu à peu. C’est drôle…
« Vous exagérez tout, vous hyperbolisez, remarque Maxence.
« C’est vrai ! reconnaît Carole. Ainsi, au début du roman, la recherche d’un coffret devient une quête effrénée, démente, qui ravage tout le sol du village et des alentours. Tout prend des proportions démesurées.
 
 
L’écrivaine est surprise par la justesse et la finesse d’analyse de Maxence.
 
« Quel est votre livre préféré, parmi vos œuvres ? s’enquiert Alexandre.
« La terre qui penche, bien que ce soit le moins vendu. J’y raconte la rencontre d’une fillette avec son vieux fantôme -elle-même, des siècles après sa mort-, près d’une rivière, la Loue. Je me demande ce que la jeune Carole de onze ans penserait de ce que je suis devenue, à 56 ans. Serait-elle contente ? Et vous, si l’enfant que vous étiez, à 5 ans, entrait maintenant au CDI, et voyait ce que vous êtes devenu·es ; que penserait cet enfant ? Cette rencontre entre la fillette et elle-même, beaucoup plus âgée, m’intriguait ; j’avais envie de faire dialoguer l’enfant et la « vieille âme », d’entendre leurs voix.
    - Et les autres romans ont connu un grand succès ? demande Niels.
    - Le cœur cousu et Du domaine des murmures se sont vendus à plus de 400 000 exemplaires chacun, je crois, répond Carole Martinez. Le succès qu’ils ont rencontré auprès du public m’a convaincue d’arrêter l’enseignement pour me consacrer exclusivement à l’écriture.
    - Donc vous n’exercez pas d’autre métier ? en déduit Noé.
    - Non ; nous sommes une soixantaine d’écrivains, en France, à vivre de notre plume. C’est un tel plaisir, d’écrire ! 
 
 
Carole Martinez invite les jeunes à décrire leurs sensations avec précision.
 
Avec délices, la prosatrice poétesse décrit les sensations de l’eau ; elle s’enroule dans les mots et emporte avec elle les suggestions des élèves. Elle invite les jeunes à décrire les impressions auditives, tactiles, olfactives perçues à la piscine : le bruit, les cris des enfants, la résonnance, la température de l’eau, l’odeur du chlore… S’immerger dans un lieu, percevoir et traduire en mots toutes ces sensations, c’est une des clefs de la création littéraire.
 
 
Théo, Léandro, Martin, Niels, Lucas, Noé, Carla, Baptiste, Emma, Yoann, Louise, Mattéo, Arnaud, tous les élèves suivent avec attention les pistes de la création romanesque, tracées par l’autrice.
 
Assez raconté, il est temps d’écrire ; Carole Martinez propose aux jeunes poètes et poétesses en herbe un petit exercice d’écriture automatique, afin d’accumuler une « matière », dit-elle. A partir de cette argile verbale, les élèves pourront, comme elle, modeler un texte, tisser un textile de vers, de phrases au rythme précis, travaillé. « Ecrivez un souvenir d’enfance lié à un arbre et à toutes les sensations que vous avez ressenties. Vous pouvez inventer, imaginer. Ne pensez pas, écrivez. »
Les jeunes s’élancent à leur tour ; les plumes courent vite sur le papier. Tout le monde écrit, chaque élève, chaque adulte, Mme Lanères, Mme Gourmelon, et même la romancière, Carole Martinez.
Dix minutes plus tard, Céline, quatorze ans, lit à la classe sa rêverie étoilée, où la frondaison nocturne découpe des pans de voûte céleste : une merveille ! Rayan, quant à lui, rapporte avec nostalgie le souvenir de l’arbre dans lequel se trouvait une cabane où il jouait avec sa sœur. L’arbre fut coupé, la cabane détruite, et l’enfance est passée…
Les récits des élèves sont une matière brute que ces jeunes vont reprendre, travailler, affiner, pour créer leurs poèmes, qu’ils copieront sur les feuilles de papier recyclé fabriquées par leurs soins.
 
 
Papier recyclé par les élèves de 2de4, en décembre 2021, pour fabriquer le recueil poétique sur « Feuilles »
 
Ces poésies moissonnées, lissées, polies, seront envoyées au concours du Printemps de l’écriture, sur le thème « Feuilles ».
La sonnerie retentira bientôt ; les élèves tendent fébrilement leurs livres à Carole Martinez, qui trace, pour chaque élève, un « cœur cousu », accompagné d’un message amical.
 
 
Les élèves de 2de4 se pressent autour de la romancière, qui signe et dessine des dédicaces.
 
 
Les dédicaces de Carole Martinez : des cœurs cousus, tissés de messages précieux
 
Merci Carole, pour vos mots, vos gestes, vos histoires !
 
Edwige Lanères