Lycée du Haut-Barr

- 67700 Saverne -

Le 21 octobre 2022, les élèves volontaires des lycées Haut-Barr et Leclerc de Saverne ont assisté à la représentation de la tragédie Iphigénie, au TNS, accompagné·es de leurs professeures de lettres, Edwige Lanères et Aurore Bourreau.


Arrivé·es en avance devant le grand théâtre, nous nous mettons en cercle sur la place de la République pour nous remémorer l’intrigue de la pièce, afin de suivre aisément le spectacle. Théo incarne le roi Agamemnon ; sa fille Iphigénie est interprétée par Céléna, et son épouse, Clytemnestre, par Romane. Nicolas joue le rôle de Ménélas, frère du roi, et Maxens celui d’Achille, le prétendu fiancé de l’héroïne éponyme. 

Romane, Juliette, Maxens, Céléna, Nicolas, Théo.


Seulement, notre roi Agamemnon (Théo), échauffé par la bonne ambiance du groupe et par sa soudaine souveraineté, se met à chanter, dans le micro : « We will rock you ! » En vrai show man, il relance le public : « Everybody ! Everybody ! » Et les camarades des deux lycées frappent dans leurs mains en reprenant le refrain de Queen.

Céléna, Nicolas, Théo, Reyan, Serifenas et Séda.


Les trams passent entre le groupe de jeunes et la vénérable institution théâtrale ; les spectateurices affluent vers le TNS, il est temps de nous diriger vers la salle Koltès. Commence le rite des échanges de billets : « Tu es côté cour ? Côté jardin ? A quelle rangée ? » Les petits groupes se forment stratégiquement, comparant les places, pour parvenir à s’asseoir à côté des ami·es. Les plus malins, comme Anouk et Théo, qui connaissent bien la salle et les numérotations, se retrouvent bien sûr à l’orchestre, c’est-à-dire au parterre, au premier rang, pour profiter pleinement du spectacle, tandis que les novices montent au deuxième balcon, avec les professeures.

Romane, Enzo et Maxens, au deuxième balcon.

Baptiste et Eliott, élèves de terminale, comédiens amateurs au sein de l’atelier théâtre.


En attendant l’extinction des feux, quelques élèves feuillettent le livret distribué à l’entrée, pour découvrir que la version du mythe qui sera jouée ce soir ne sera ni celle d’Euripide, ni celle de Racine, mais une réécriture composée par Tiago Rodrigues, et traduite du portugais par Thomas Resendes.
La mise en scène est signée Anne Théron, une dramaturge renommée qui dit avoir été très touchée par le texte, auquel elle accorde une place importante. 
Bien que ce spectacle ait été initialement créé à Avignon, dès le début de la représentation nous sentons que la salle Koltès se prête magnifiquement aux choix scénographiques de la metteuse en scène, à la fois par ses dimensions et par son dispositif en hémicycle, presque en hémisphère, comme un demi-monde ! C’est un théâtre à l’italienne ; les spectateurices sont placé·es en demi-cercle de manière « traditionnelle », sur trois hauteurs : l’orchestre, le premier et le deuxième balcon. 

Le plateau, aussi brillant qu’un lac, porte une série de praticables que les acteurices désassemblent à la façon d’un puzzle, comme les parties d’une banquise qui se brise.

 

La scénographie de Barbara Kraft est à la fois simple, esthétique et symbolique : une projection de mer s’étend sur le cyclorama au lointain, et les personnages se meuvent sur un sol amovible qui se fracture à chaque scène. Que représente ce morcellement progressif de l’île ? Symbolise-t-il les failles introduites dans la famille d’Agamemnon ? Les ruptures de confiance entre lui, son frère Ménélas, la reine Clytemnestre (épouse d’Agamemnon), leur fille Iphigénie et même Achille, qui était censé épouser la princesse ? « Barbara a très vite proposé cet espace abstrait au plateau, où les comédiens écartent les îlots, comme si la terre s’ouvrait sur la mémoire enfouie », révèle la metteuse en scène.
« VRRRRRRRRRRRRRRRRRRRRR…. » Quel est ce vacarme assourdissant ? y-a-t-il un hélicoptère dans la salle ? On croirait presque sentir le vent produit par ses hélices… La frayeur passée, nous écoutons la voix du chœur qui s’élève dans la pénombre. Le chœur, c’est une conteuse toute de noir vêtue, comme les autres acteurs et actrices. Elle déclame, répète certaines phrases, comme les aèdes antiques. Peu à peu l’histoire reprend forme dans nos mémoires.
La belle Hélène, femme de Ménélas, a été enlevée et emmenée à Troie. Pour respecter leur serment, les Grecs doivent aider le roi de Sparte, Ménélas, à reprendre Hélène aux Troyens. Assemblées sur la plage d’Aulis, les troupes attendent que le vent se lève pour hisser les voiles… mais aucun souffle de vent ne se lève ; les dieux sont en colère. Pour apaiser leur courroux, on décide de sacrifier Iphigénie. Agamemnon finit par accepter ce choix. Afin d’attirer sa fille à Aulis, il lui fait porter un message dans lequel il prétend lui donner en mariage le roi Achille. Mais lorsque Clytemnestre arrive avec sa fille, elle comprend qu’elles sont toutes deux tombées dans un piège ; elle supplie son époux d’épargner leur enfant, et de renoncer à la guerre contre Troie. 

Iphigénie apparaît plus humaine et plus vivante que les autres personnages, engoncés dans leurs statuts respectifs.


Seulement les soldats trépignent sur la rive, comme s’ils avaient soif de sang. C’est au nom de leur impatience guerrière qu’il faut tuer la jeune fille. Dans le mythe, Iphigénie consent au sacrifice. Mais Tiago Rodrigues donne un nouveau souffle à cette épopée antique. La mère dénonce la guerre, et la fille chante le droit de vivre, libre.

Le messager porte à Clytemnestre un courrier mensonger dans lequel Agamemnon prétend marier sa fille Iphigénie au roi Achille.


Tout est sombre, dans cette mise en scène. Sombre comme le sacrifice d’une enfant. Sous ce tableau apocalyptique luit un sol noir, très brillant, autour de l’îlot ; peut-être un bras de mer où se mirent les humains. La quasi monochromie du spectacle crée une atmosphère inquiétante et mortifère. 
Dans cette ambiance lugubre, lorsque s’élève le chant de la jeune Iphigénie, un frisson parcourt toute la salle, comme une onde fraîche et transparente ; cette voix si délicate au milieu de cet espace immense… c’est magique ! Les sonorités de cette langue chantée également en portugais par Achille nous fascinent : on dirait un langage elfique. Leurs voix jeunes et mélodieuses contrastent vivement avec celle de l’actrice Mireille Herbstmeyer, qui joue Clytemnestre : sa tessiture est si grave qu’elle s’apparente à celle d’un homme.
« Tu trouves ça juste ? » demande-t-elle à son mari, Agamemnon.
    - Juste ? reprend le roi.
    - Oui, je te demande si tu trouves ça juste de tuer ta fille. »
Ce mot terrible : « juste », prend la force d’une allégorie, dans le timbre si grave et l’accent si solennel de l’actrice. Il sonne aussi impitoyablement que dans l’Antigone d’Anouilh et dans Les justes de Camus. Le père a beau lever, en guise de bouclier, son statut de roi, l’injustice demeure criante, aussi criante que celle de Créon. Un homme juste ne tue pas les innocent·es. Dans la tragédie de Camus, l’on épargne les enfants, même lorsqu’un intérêt en apparence plus haut, plus vaste, semble justifier le sacrifice.

Achille (João Cravo Cardoso), le messager (Philippe Morier Genoud, Iphigénie (Carolina Amaral) et Clytemnestre (Mireille Herbstmeyer).

 

Arborant une longue robe noire, la reine ne porte aucun signe de supériorité hiérarchique ; ses habits sont aussi austères que ceux de toute la troupe. Seule la dentelle blanche au col de l’héroïne éclaire un peu ce triste ensemble. Tous les costumes sont simples, et plutôt modernes. Pourtant, ils peuvent rappeler des vêtements de différentes époques et de plusieurs pays. Achille porte un sarouel si ample qu’on le prendrait pour une jupe, avec un justaucorps noir ; son costume lui donne, de loin, l’allure d’un zouave d’Algérie. Il est cependant impossible d’apparenter une tenue à un pays ou à une époque historique précise ; les pistes sont brouillées par le mélange des styles. Et les genres aussi : l’acteur danse d’une façon souple et sensuelle que l’on trouve plutôt, habituellement, chez les femmes.

Ulysse, le chœur, Agamemnon, Ménélas et Achille.

Sur le cyclorama, est vidéo-projeté un cortège funèbre ; les Grecs semblent porter le corps d’Iphigénie.

 

Dans la Grèce antique, seuls les citoyens pouvaient jouer au théâtre ; même les rôles féminins étaient incarnés par des hommes. Ici, deux actrices, Fanny Avram et Julie Moreau, interprètent le chœur et répètent cette phrase : « nous sommes en colère, les femmes de Tauride sont en colère… ». Elles prononcent chaque syllabe de façon très sonore, comme des aèdes qui s’adresseraient à un auditoire trop grand, trop nombreux et trop éloigné d’elles. Ainsi déclamée, cette déclaration devient de plus en plus poignante ! Telles les insurgées dans la comédie Lysistrata, d’Aristophane, ou celles de La Colonie, de Marivaux, les femmes, ici, s’élèvent contre le bellicisme des pères, des frères et des maris. Elles s’indignent contre le meurtre d’une fille à des fins guerrières. « Iphigénie et Clytemnestre sont des femmes qui disent « non ». Non à la guerre, au crime, à ce qui aurait été soi-disant imposé par les dieux et l’est en fait par les hommes », déclare la metteuse en scène Anne Théron. C’est ce « non » qui l’a décidée à monter la pièce de Tiago Rodrigues.

Tendre et déterminée, Clytemnestre refuse le sacrifice de sa fille.

Clytemnestre propose à Agamemnon une solution : celle de rester humains, de simples humains. Renoncer à être roi, partir avec leur fille. Car rien ne justifie la guerre. Personne n’a jamais vu Hélène. Hélène est une idée ; elle est le prétexte de ce conflit meurtrier qui s’apprête à éclater entre les Grecs et les Troyens.

L’une de ces deux actrices du chœur, Fanny Avram, exécute une chorégraphie de danse contemporaine où se mêlent harmonie et brisure, fluidité et tensions. Sa gestuelle épouse les modulations de la musique ; elle semble exprimer la souffrance des personnages.

Ménélas tient le message envoyé à Iphigénie.


De façon toute aussi symbolique, le jeu des acteurs interprétant Agamemnon et son frère Ménélas met en évidence l’évolution symétrique de leur avis, à propos du sacrifice d’Iphigénie : au début, ils étaient résolus à la tuer, puis le père semble renoncer, avant de se décider, finalement, à l’immoler pour que les dieux lui envoient enfin le vent tant attendu, et que les navires puissent faire voile sur la Grèce, afin de reprendre Hélène, la femme de Ménélas, partie avec Pâris. Ce vent, nous avions parfois l’impression de le sentir dans notre cou, quand les personnages guettaient la brise. Nous aimerions tant que la clémence des dieux épargne Iphigénie !

Iphigénie ne veut pas mourir. Elle veut vivre, et être libre de ses choix. 
Elle en appelle aux sentiments filiaux de son père.

La tragédie est placée sous le signe du fatum, de la fatalité : Iphigénie doit mourir. Mais quel sens prendra sa mort ?

Au dénouement, il semble qu’on la tue. Ou qu’elle disparaisse. Est-elle sauvée ? La fin est ouverte ; elle nous invite à prolonger l’histoire dans nos rêves.
Un peu abasourdi·es à l’issue d’un spectacle si puissant et si onirique, nous titubons vers la sortie, en échangeant nos impressions.
Les élèves qui étaient placé·es au deuxième balcon n’ont pas vu le même spectacle que les chanceux et chanceuses du premier rang d’orchestre, bien sûr. Les émotions se diluent quelque peu dans l’air et dans l’espace qui nous séparent de la scène ; tout est plus petit, vu de si haut. Les artistes sont des figurines ; leurs expressions de visage de minuscules pixels, leurs gestes des mouvements de marionnettes. Depuis le pied de la scène, au contraire, tout prend des proportions immenses ; les voix, faites pour porter loin, vibrent fort ; les déplacements sont plus amples, les costumes plus distincts, les visages plus expressifs, les émotions plus intenses. Une autre fois, peut-être, les spectateurices du « quasi poulailler » échangeront leurs places avec celles des V.I.P. de l’avant-scène…

« J’ai beaucoup aimé cette version moderne du mythe d’Iphigénie, car la fin est ouverte : on se demande si la jeune fille est réellement morte, ou si elle a miraculeusement disparu ; il reste un espoir », dit rêveusement une lycéenne, prête à imaginer pour Iphigénie une vie libre et heureuse.  

Théo, Anouk, Eliott, Ianis, Jeanne et Laure observent les photographies en noir et blanc exposées dans les vastes couloirs du TNS : on y voit les expressions de visage des acteurices au cours des répétitions du spectacle.

C’est désormais une tradition : sur les murs du TNS sont exposées des portraits photographiques : ceux des acteurs et actrices professionnel·les, mais aussi ceux des étudiant·es inscrits dans cette école de théâtre, et parfois ceux des technicien·nes. Ici, Clytemnestre (Mireille Herbstmeyer) tient dans ses bras sa fille Iphigénie (Carolina Amaral). 

Chassé-croisé de regards entre Eliott et le portrait de Ménélas, roi de Sparte, incarné par Alex Descas.


De gauche à droite.
1er rang : Ianis, Nicolas, Théo, Edwige Lanères, Anouk, Reyan, Allyssa, Céléna, Séraphine, Ella, Lou, Jeanne, Salomé, Cateline.
2ème rang : Serafinas, Séda, Zoé, Juliette, Laure, Romane, Dimitri, Maxens, Betty, Enzo, Annaëlle, Eliott, Emmy.

Longtemps nous nous souviendrons de cette nouvelle Iphigénie, non plus victime consentante, mais jeune fille libre, opposant un « non » radical à la guerre et aux crimes commis au nom des dieux.
Un tonnerre d’applaudissements pour l’œuvre magistrale de Tiago Rodrigues, mise en jeu de façon si saisissante par Anne Théron, Barbara Kraft, toute la troupe des actrices et des acteurs, et par les artistes de la lumière, du son, des costumes et de la technique.
Merci à Lysandre Jakopina pour son compte-rendu (repris dans cet article) sur ce spectacle qu’elle a vu quelques jours avant nous, avec l’atelier théâtre du lycée Leclerc.
Et merci aux élèves, comédien·nes et amateurices, pour leur participation à cette belle sortie culturelle !


Edwige Lanères