Lycée du Haut-Barr

- 67700 Saverne -

Le 12 octobre 2022, les élèves de 2de2 et de 1èG2 du lycée du Haut-Barr assistent à une représentation de Tabataba avec leurs professeur·es Edwige Lanères et Mathieu Wehrlé.

Il a fallu se décider assez vite : Stanislas Nordey, le directeur du TNS (Théâtre National de Strasbourg), avait mis en scène une « petite forme » théâtrale de Bernard-Marie Koltès, et les médiatrices proposaient d’organiser une représentation ici, dans notre petite ville de Saverne : quelle chance ! Sabine Niess, professeure de lettres au lycée Leclerc, et Edwige Lanères, son homologue du Haut-Barr, ont inscrit plusieurs classes des deux lycées sur le dispositif Pass Culture, et les jeunes ont ainsi pu bénéficier, in extremis, de cette belle opportunité. Dans l’établissement sis en haut de la ville, une classe de 2de et une de 1ère ont participé à cette action culturelle : la pièce de Koltès entre en résonnance avec les programmes de français, pour ces deux niveaux.
En 2de, nous étudions le théâtre du XVIIè siècle à nos jours. La 2de2 analyse (et joue) une grande comédie versifiée de Molière : L’école des femmes ; or les instructions officielles préconisent de mettre en perspective des œuvres anciennes avec des pièces contemporaines, afin d’observer les évolutions du genre théâtral. 

Maxens et Romane, élèves de 2de2, interprètent alternativement Agnès et Arnolphe dans L’école des femmes, de Molière, acte II, scène 5 : « Le petit chat est mort. »

En outre, il importe que les jeunes aient une expérience concrète de cet art vivant, qui suscite à la fois leurs émotions et leur réflexion. Tabataba, de Bernard-Marie Koltès, est une forme brève, qui se prête à l’itinérance ; c’est une des raisons pour lesquelles le directeur du TNS a choisi de la mettre en scène. L’œuvre de Koltès fait écho à la comédie de Molière, dans la mesure où toutes deux remettent en question les conséquences néfastes des injonctions liées au genre. Dans L’école des femmes, Arnolphe essaye de convaincre sa pupille que « Du côté de la barbe est la toute puissance ». Trois siècles plus tard, en 1986, Maïmouna, protagoniste de Tabataba, ordonne à son frère de se comporter comme un homme, en allant séduire les filles, alors qu’il ne le souhaite pas. Ces deux pièces, très différentes par leur forme et leur contexte, portent cependant sur la même source d’inégalité et de mal-être : les assignations à se conformer à un comportement, en fonction de son identité sexuelle. 


A gauche : Bernard-Marie Koltès (1948-1989), écrivain.
A droite : Stanislas Nordey, directeur du TNS, comédien et metteur en scène.
Dès 1992, Stanislas Nordey avait mis en scène Tabataba, de Koltès, au Théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis, au Nord de Paris, car cette forme brève, jouée dans les cours d’immeubles, les cafés, les gymnases, permettait de faire connaître l’art théâtral à un public plus large, et surtout aux personnes qui n’entraient jamais dans des salles de spectacle.

Pour la classe de 1ère, qui prépare les épreuves écrite et orale du bac de Français, ce spectacle offre des correspondances avec deux œuvres, et deux objets d’étude.
Les fausses confidences, de Marivaux : cette comédie, imposée par le programme, doit être étudiée en lien avec le thème « Théâtre et stratagèmes ». Ces stratagèmes, justement, se retrouvent à toutes les strates de la création et de l’interprétation. Pour transmettre sa vision universaliste et engagée, le dramaturge, Koltès, emploie un stratagème nouveau -à son époque- : il situe son action en Afrique et met en scène des acteurs noirs. Ses dialogues recourent à une stratégie originale pour dénoncer l’asservissement aux stéréotypes genrés : c’est une femme qui oblige un homme à accepter ces fameuses contraintes. Enfin la forme elle-même est stratégique, puisqu’elle est faite pour être jouée partout, et de préférence « hors les murs », en dehors des théâtres, afin de toucher tous les publics.

2° La pièce de Koltès est également mise en lien avec la Déclaration des Droits de la Femme et de la Citoyenne, d’Olympe de Gouges, puisque l’autrice de ce texte fustige les inégalités sexistes et les préjugés qui renforcent la domination masculine. Pour cette œuvre, l’objet d’étude s’intitule : « Ecrire et combattre pour l’égalité » ; or c’est exactement ce que fait Koltès, comme nous le verrons lors du spectacle.

La 2de2 et la 1èG2 travaillent l’écoute de l’autre, grâce à l’exercice du miroir.


Un autre exercice met l’accent sur la précision du message transmis : celui de la marionnette.

En amont (avant la représentation), les élèves des deux classes jouent des extraits de la pièce, afin de comprendre les enjeux des choix scénographiques, car le jeu infléchit le sens du texte.

Propositions de mise en scène par les élèves des deux classes.
1è photo : Andréa, Mathéo, Thomas, Edwige Lanères, Antonin.
2è photo : Hugo S., Hugo M., Hakim, Evan.
3è photo : Romain, Dimitri, Ethan P., Jérémy.
4è photo : Garance, Enzo, Abel, Ethan M., Louis (+ Hugo S. et Hugo M., de dos).
Dans le rôle de la moto : le vélo de la professeure.

Les élèves qui ont choisi de mettre en scène le dénouement ont été frappés, à l’issue du spectacle, par une différence radicale d’interprétation – et de compréhension- du texte. En effet, la pièce s’achève ainsi :
« MAÏMOUNA. – Mais la vie, petit Abou ? Tout ce que je t’ai appris, la femme, l’homme, l’amour, tout le bordel ? Tu n’es ni encore petit ni déjà vieux, petit Abou ; on ne peut pas braver la nature. Honte sur nous : les voisines rigolent et tes copains frappent à la porte.
PETIT ABOU. – Laisse-moi être vieux et fumer tranquillement dans mon coin ; toi, fais ce que tu veux.
MAÏMOUNA. – Sans femme, petit Abou, qui repassera tes chemises ? Quand tu seras très vieux, qui te préparera le repas ?
PETIT ABOU. – Prépare toi-même mes repas, et je ne veux pas qu’on repasse mes chemises.
MAÏMOUNA. – Donne-moi ce chiffon, petit con ; cette machine est dégueulasse, je vais la frotter avec toi. »


Les apprenti·es comédien·nes ont joué cet excipit de façon agressive, à cause de l’insulte proférée par Maïmouna. Or les répliques qui précèdent ce passage laissent envisager une tout autre issue, une réconciliation fraternelle et une meilleure compréhension mutuelle.
C’est ainsi que Stasnislas Nordey semble avoir saisi la fin de la pièce, et ses comédiens s’emparent à merveille de ce dénouement. 

Maïmouna (ici interprétée par Jisca Kalvanda) et Petit Abou nettoient ensemble un deux-roues improbable.

L’insulte n’en était pas une ; ici « petit con » était un mot d’amour. La mise en scène offre une lecture fine de l’œuvre koltésienne ; elle donne à voir l’évolution progressive qui se fait dans l’esprit des personnages. 
Peu à peu, une sorte de dialogue maïeuticien s’instaure entre le frère et la sœur. Certes, les répliques ne sont pas policées comme celles de Socrate et de ses disciples dans les dialogues de Platon ; certes, le maître et l’élève ne sont plus distincts, chaque personnage étant les deux à la fois, mais, comme chez les philosophes antiques, on progresse vers une meilleure connaissance de soi : « Gnothi seauton » (Connais-toi toi-même). On est à mi-chemin, ici, entre cette mise en garde contre l’hybris -la démesure-, et une connaissance de soi plus moderne, tournée vers les désirs de chacun. Les travaux de la fin du XIXème siècle sur l’inconscient apparaissent en filigrane dans la pièce de Koltès, avec la même force que les dialogues platoniciens.
D’abord par son silence, puis par ses refus et ses interrogations, petit Abou parvient à faire accoucher une vérité, dans les paroles de sa sœur. Non, il n’est pas juste qu’elle lui impose un comportement genré et stéréotypé, alors qu’elle ne se l’impose pas à elle-même.« Qui es-tu, toi-même, pour me dire ce que je dois faire […], tu es vieille et tu n’es pas mariée », déclare Petit Abou.
Qui est-elle, au regard de la société ? Une femme. Alors, selon la coutume, elle devrait être mariée et mère de plusieurs enfants, à son âge.
Mais qui est-elle, véritablement ? Elle est une grande sœur. Elle est une femme qui n’a jamais voulu se marier car elle craint la solitude qu’engendre ce statut :
« MAÏMOUNA (Elle s’accroupit et pleure). - Je ne veux pas d’un amoureux, je ne veux pas d’un mari. Un amoureux, c’est comme le soleil, plus il chauffe, plus il fait le désert autour de vous. Je ne veux pas être comme une petite plante grasse toute seule au milieu d’un désert de cailloux. »
Son frère l’oblige à prendre conscience de ses peurs, et de ce qu’elle est.
Ce faisant, il l’incite à respecter ce qu’il est, lui.
Il est son petit frère, certes.
Et il est un homme.
Mais comme elle, il éprouve des besoins qui ne correspondent pas aux normes imposées par la société.
Et comme elle, il souffrirait s’il y était contraint malgré lui.
« PETIT ABOU − Je ne veux pas marcher dans les rues de Tabataba, elles sont pleines de merdes de chiens ; je ne veux pas boire de la bière dans les maquis, elle n’est même pas froide elle est trafiquée. Je n’aime pas les voisines, elles sentent la poule, je n’aime pas comme elles se coiffent et s’habillent, je les préfère le matin quand elles préparent le repas. Et, dès qu’il commence à faire nuit, je n’aime plus mes copains. J’aime ma moto et mes pattes pleines de graisse, et le chiffon sale : je préfère mon pantalon sans boutons et ma chemise froissée ; j’aime la vieille cour et les vieux et les chèvres ; une chèvre sent la chèvre, je ne veux pas sentir la poule, je veux sentir mon odeur à moi, je veux choisir ma saleté et rester dans la cour. Laisse mes copains tranquilles et oublie les voisines. Ne reste pas là, je n’ai pas besoin de toi. Ne me regarde pas comme cela, comme si tu allais me donner un bain ou une gifle ; je ne suis plus un négrillon, je suis trop grand, je ne vais pas monter sur ton dos. Va-t’en, Maïmouna ; quand il fait si chaud, cela me donne envie de tuer. »
Dans la pièce, la violence verbale débouche, et c’est heureux, sur un dialogue constructif. Pour autant, à aucun moment le texte ne devient platement moralisateur ; il garde sa force brute ; c’est ce qui fait la puissance de l’écriture de Koltès.

Dans le hall du Rosier Blanc, une centaine d’élèves des deux lycées écoutent le petit discours d’accueil de Flora Nestour, chargée des publics au TNS.

En cette matinée automnale, deux classes du Haut-Barr dévalent la pente qui les sépare du lycée Leclerc, ou plus exactement de son annexe, qui possède, privilège ultime, une salle polyvalente. Heureusement, la direction de ce lycée a bien voulu accueillir une soixantaine d’élèves du lycée du Haut-Barr qui n’a, pour tout terrain de jeu théâtral, qu’un réfectoire, et une charmante lisière de forêt.
Tout le monde déboule joyeusement dans le hall du Rosier Blanc, où Flora Nestour, chargée des publics pour le TNS, accueille les élèves.

Les élèves de 2de2 s’impatientent dans le couloir, en entendant la musique de Bob Marley à travers les cloisons.

Avant même d’entrer dans la salle, nous sommes immergé·es dans l’ambiance de Tabataba, grâce à la musique de Bob Marley ; son célèbre morceau « Rat race », diffusé plus ou moins fort selon les échanges entre les personnages, nous l’entendons presque tout au long de la représentation ; il donne de la vie, du mouvement, et participe grandement au rythme du spectacle !
Un autre choix scénographique contribue à cette immersion dans l’action : la proximité du public avec les acteurices. Il n’y a pas de scène, pas même une estrade ; rien ne nous sépare de cette « cour intérieure d’une maison » de Tabataba, si ce n’est ce fameux « quatrième mur », invisible frontière de convention entre le réel (nous) et l’illusion (elle, lui, leurs objets).
Vêtue d’un wax couleurs de ciel d’été et de soleil, l’actrice qui joue Maïmouna met le décor en place en se déhanchant sur la musique, pendant que le public s’installe. Ainsi, pendant plusieurs minutes, cette femme est à la fois une personne (une comédienne nommée Clémence Boissé qui installe un décor) et un personnage (Maïmouna, créature de Koltès). Pour petit Abou, la distorsion est moins flagrante : ses outils et les pièces de sa machine éparpillées à terre font partie de l’univers du personnage ; il paraît assez logique que ces pièces soient répandues ; ce n’est pas un décor à monter d’emblée comme les meubles de Maïmouna. Ainsi nous voyons en lui, non pas un acteur, mais d’emblée un personnage.

Maïmouna installe le décor « à vue », pendant que petit Abou commence à monter sa moto.

Au début, ces accessoires répandus au sol donnent une impression de désordre mais rapidement, se forment deux univers distincts : côté jardin, celui de Maïmouna, et côté cour celui de petit Abou.
A notre gauche, la jeune femme crée une petite cuisine avec une plaque de cuisson, un tuyau de poêle et une casserole où elle fait cuire du riz, sans cesser de danser sur le chant de Bob Marley. Un peu plus au centre de la « scène », un petit placard rassemble quelques effets personnels de Maïmouna, pour représenter sa chambre. La danseuse y pose avec soin des pots colorés, des têtes à coiffer garnies de perruques, et, à l’intérieur du meuble, des poupées traditionnelles africaines devant une photo de paysage entourée de petits rideaux rouges pour figurer une fenêtre. On dirait une mise en abîme de la scène. 
Entre la cuisine et la chambre, Maïmouna a tiré des guirlandes colorées, des fanions qui délimitent les espaces, tout en donnant au décor un caractère plus personnel, authentique.
Elle baisse la musique sur le poste de son frère, pour être entendue.
Et dès les premières phrases, tout un monde se construit, dans notre imagination, au fil des paroles énoncées. Comme dans un roman. Par ses mots, Maïmouna fait surgir une chaude soirée, festive pour les uns, morne pour les autres, ceux qui restent, comme elle et son frère, cloîtrés dans leur cour. Par ses mots, elle crée un passé immédiat, et un présent qui s’allonge. Elle dessine et donne à entendre une petite foule anonyme, réprobatrice, prompte à tourner en dérision les mœurs des reclus.
« MAÏMOUNA. – Pourquoi tu ne sors pas, la nuit, quand tous les garçons de ton âge sont déjà dans la rue en chemise, avec le pli du pantalon bien repassé, et qu’ils tournent autour des filles ? Tout Tabataba est dehors, tout Tabataba est bien habillé, les garçons draguent les filles et les filles ont passé le jour à se coiffer et moi, mon frère a de la graisse plein les pattes et il bricole sa machine. Honte sur moi, on va croire que je ne sais pas réparer les chemises […] »

Querelle entre la grande sœur, Maïmouna, et son frère, petit Abou.

Au lointain cour, sur une estrade, petit Abou, longtemps mutique, bricole le troisième personnage de la liste : une sorte de mobylette de bric et de broc montée au fil du spectacle. L’étrange machine devient de plus en plus lumineuse, à mesure que la lumière du jour décline, derrière les vitres de cette salle de spectacle improvisée : les nuages descendent. Petit Abou suspend sa lampe de travaux, puis il met en route les feux de la « Harley », puis encore d’autres lumières, et à la fin, l’engin prend des airs de feu de joie !
Du côté de Maïmouna, les éclairages se font plus discrets, peut-être plus poétiques, surtout cette lumière intérieure qui, du fond du « placard-théâtre », donne de la profondeur au petit paysage composé par la jeune femme. Ses figurines semblent animées, comme pour un spectacle de marionnettes ! 
Bien que la pièce soit éminemment textuelle, bien que la parole y construise tout, ici la mise en scène est si riche que, même sourd·es, nous pourrions comprendre une bonne partie des enjeux de l’œuvre. Le contraste entre la mise de Maïmouna et celle de petit Abou saute aux yeux : la jeune femme est aussi coquette et soignée que son frère est sale et négligé. Affublé d’un casque couvrant la toison hirsute de son crâne, l’apprenti mécano porte un tee-shirt blanc déchiré, couvert de cambouis, sur un short en jean élimé et troué. Leurs petits mondes respectifs sont à l’image de leurs tenues : d’un côté, un intérieur décoré avec soin, de l’autre un coin de garage ou tout gît, épars. « L’ordre est le plaisir de l’imagination, mais le désordre est le délice de l’imagination » sourirait Claudel devant une telle mise en scène. Cependant ces deux mondes évoluent au même rythme que le dialogue des protagonistes : côté jardin, le riz cuit dans la casserole, promesse d’un repas partagé, et côté cour, l’insolite véhicule prend forme. Lui aussi refuse tout conformisme. « Moi, une vulgaire Harley Davidson comme toutes les autres ? semble clamer, hautaine, la drôle de moto. Allons donc ! Je suis unique et singulière, comme vous ! »
Pas plus que Stanislas Nordey nous ne pouvons imaginer ce que Bernard-Marie Koltès aurait pensé de cette audacieuse mise en scène. Ressemble-t-elle à celle que Nordey avait montée il y a trente ans, en Seine-Saint-Denis ? Quoi qu’il en soit, elle nous parle, et nous enchante !
Le spectacle s’achève sur une brève chorégraphie, comme un clin d’œil amusé aux films de Bollywood. Si petit Abou a réussi à rallier sa grande sœur à sa cause par la parole, Maïmouna en fait autant par la danse. Bien que cette mini chorégraphie n’apparaisse pas dans le texte de Koltès, c’est une très jolie trouvaille, car elle donne à voir l’heureux rapprochement entre le frère et la sœur. Naguère Maïmouna dansait seule ; à présent petit Abou danse avec elle ; il et elle nous mettent le cœur en fête !

Un tonnerre d’applaudissement retentit après la réconciliation des personnages, qui se métamorphosent maintenant en personnes réelles, boivent un peu d’eau et s’asseyent face aux élèves pour un échange sur cette pièce, et sur leur métier.

Clémence Boissé, Alexandre Prince, et la médiatrice Flora Nestour.


- Pourquoi avez-vous choisi de jouer cette pièce ? demande Raphaël, un élève de 1èG2, du lycée du Haut-Barr.
- Pendant le confinement, le metteur en scène (Stanislas Nordey) nous a proposé de la jouer. Avec Alexandre, nous avions le temps de la répéter, et les conditions s’y prêtaient, répond Clémence Boissé, tout sourire.
- Tabataba est une pièce volontairement brève, ajoute Alexandre Prince : une « petite forme », avec un dispositif scénique très léger. C’est un choix de l’auteur : Koltès voulait qu’elle puisse être jouée n’importe où, afin que tout le monde puisse avoir accès à des pièces de théâtre, et pas seulement celles et ceux qui ont les moyens ou l’habitude d’y aller. Pour les personnes qui ne vont pas au théâtre, le théâtre vient à elles. C’est ce concept qui a plu à Stanislas Nordey.
- Combien de temps vous a-t-il fallu pour apprendre cette pièce ? souhaite savoir Bilal, un garçon de 2de2 venu du même établissement.
- Le texte est très court, mais en comptant les répétitions, cela nous a pris quatre semaines, précise Alexandre.
Romane, une jeune fille également en 2de2 s’interroge sur la vocation des artistes : - Pourquoi avez-vous choisi de devenir acteurices ? 
- Pour draguer les garçons ! rit Clémence, du tac au tac. Quand j’étais lycéenne, comme vous, je n’osais pas aborder les garçons, alors je me suis dit qu’en faisant du théâtre et en montant sur scène, cela m’aiderait ! Ha ha ! Et ça a marché !
- Comment faites-vous pour gérer le stress ? s’enquiert Céléna, une jeune artiste plasticienne de la même classe.
- J’ai toujours peur, reprend Clémence, en riant encore, d’un beau rire franc et contagieux. 
- Vous choisissez vous-même vos costumes ? voudrait savoir Céléna. 
- Non c’est une costumière qui les a créés, mais j’ai pu choisir mon wax (« tissu africain », fait de coton imprimé et enduit de cire des deux côtés, et, par métonymie, vêtement confectionné dans ce tissu, NDLR).

Maïmouna (ici incarnée par Jisca Kalvanda) et petit Abou (Alexandre Prince).

Une autre main se lève, insistante, au-dessus d’un jeune visage aux cheveux rouges : - Comment faites-vous pour incarner les personnages ? demande Alice.
- Les acteurs et actrices vont chercher en eux, en elles, les émotions ressenties au cours de leur vie, explique Alexandre, accroupi sur sa chaise. Néanmoins, l’incarnation d’un personnage reste un phénomène complexe, qui a été étudié ; nous n’avons pas de vraie réponse à cette question, cela reste un peu mystérieux. 
Depuis le début du spectacle, Ethan, un élève de 1ère, scrute la moto d’un air perplexe. – C’est une vraie moto ? demande-t-il enfin. Elle roule ?
- C’est un solex, l’ancêtre du vélo à moteur, révèle l’acteur. Il est bricolé avec des objets de récupération, comme un moteur d’aspirateur et d’autres éléments hétéroclites. On voit aussi des machines de ce genre, dans certains villages, en Afrique.
- Vous gagnez bien ? lance un élève du lycée Leclerc.
- On gagne bien ! sourit Clémence.
- Nous avons la chance, en France, d’avoir le statut d’intermittents du spectacle, ce qui permet d’avoir un revenu relativement régulier. 
- On ne laisse pas mourir les cigales ! dit Edwige Lanères, en référence à la fable de La Fontaine « La cigale et la fourmi », évoquée en classe à propos des intermittent·es.
Midi approche, les yeux des élèves commencent à loucher vers le riz que Clémence a fait cuire sur scène : - Est-ce que la préparation du plat dans la pièce est mangeable ? demande Benjamin, mis en appétit.
- Non, on fera sans doute mieux la prochaine fois, avoue Clémence.
- Et comment faites-vous pour retenir des textes longs ? reprend l’élève sans transition, comme pour oublier sa faim.
- Nous les répétons en essayant de nous mettre dans la peau du personnage et de l’associer à nous-mêmes. 
- Vous travaillez combien de temps par semaine ? 
- Ça varie. Jusqu’à minuit parfois, précise Zélie Champeau, la régisseuse générale.
Le dialogue se poursuit quelques minutes, mais déjà il est temps de nous quitter : les bus qui doivent ramener les jeunes dans leurs villages respectifs n’attendent pas… Merci aux artistes ! Clap clap clap clap !

Clémence Boissé, Alexandre Prince, Zélie Champeau (régisseuse générale) et Flora Nestour (chargée des publics pour le TNS)

 


En sortant du lycée Leclerc, nous retrouvons l’actrice, qui accepte une photo avec les quelques élèves restés là pour causer.
De gauche à droite : Zachary, Enzo, Noah, Edwige Lanères, Lysandre, la comédienne Clémence Boissé, Romane, Clarence, Stella et Maxens.

Dans les jours qui suivent la représentation, les élèves des deux lycées publient leurs réactions, leurs analyses et leurs podcasts sur un padlet intitulé Tabataba. Manifestement, la pièce emporte un franc succès !

Un très grand merci aux acteurices Clémence Boissé et Alexandre Prince pour la qualité de leur jeu et pour l’échange avec les élèves, à l’issue de la représentation ! Merci à Béatrice Dedieu qui nous a proposé de faire venir ce spectacle itinérant à Saverne. Merci à Stéphane Weibel, proviseur du lycée Leclerc, pour l’accueil du spectacle en salle polyvalente. Merci à Sabine Niess et Aurore Bourreau, professeures de français dans cet établissement, pour leur proposition ouverte aux élèves du lycée du Haut-Barr. Merci à Mathieu Wehrlé, professeur d’Histoire-géo qui a bien voulu participer à l’encadrement des jeunes. Enfin merci aux élèves de 2de2 et de 1èG2, pour leur participation enthousiaste à cette sortie culturelle !


Edwige Lanères

Quelques réactions des élèves :


Enzo Weyhaubt, 2de2 : Je m'imaginais Tabataba comme une grande ville africaine pleine de petites rues sinueuses. Je vois bien Maïmouna malmener petit Abou pour qu'il sorte avec tous ses amis la nuit venue. Cette histoire fraternelle m'a beaucoup touché vu que ma sœur et moi nous nous disputons souvent et tout s'arrange toujours à la fin. 
Louisa Michel Muller 2de2 : Je trouve que Tabataba est une pièce très intéressante sur plusieurs points :
- L'histoire en elle-même, qui raconte la complicité entre une grande sœur et son petit frère, complicité mise à mal à cause de "règles" imposées par une société ( sortir, boire de l'alcool etc... )
- La mise en scène a su s'adapter à un lieu qui n'est pas prévu pour monter une pièce avec des décors comme la "machine" de petit Abou, faite de matériaux de récupération.
Stenger Evan, 2de2 : Le comédien Alexandre Leprince, je l’ai trouvé très talentueux. C'est un acteur que je connaissais avant même d'avoir vu cette pièce de théâtre. Il a joué dans des films et séries que j'apprécie. J'ai également bien aimé la machine qu'il entretient au cours de la scène. 
Andréa Goetz, 2de2 : J'ai trouvé leur relation fraternelle très sincère. La réaction des personnages était réaliste et cohérente, comparée à une relation de vrais frères et sœurs. Maïmouna incite petit Abou à sortir, il lui fait donc quelques reproches, ils se disputent et ne se comprennent pas mais finissent tout de même par se retrouver. Ils se réconcilient : peu importe leurs différences puisqu'ils font partie de la même famille, ils ont grandi ensemble et ont créé de vrais liens. Ils avaient besoin d'exprimer leurs peurs concernant la situation de l'autre, ce qui a créé quelques tensions, mais à la fin ils veulent simplement le bonheur de l'autre, quelle que soit leur décision.
Annaëlle Hugel, 2GT2 : Clémence et Alexandre ont très bien interprété leur rôle et ont réussi à faire passer des émotions. Le décor était très bien adapté à la pièce et nous plongeait directement dans l'ambiance.
Alice Bernardoff, 2de2 : Dans le décor, plusieurs détails importants nous aident à comprendre les personnages. On peut penser que les revues posées au sol sont des magazines people, ce qui colle avec l'image que Maïmouna se fait de la femme ; hypothèse appuyée par les poupées africaines et les perruques que l'on voit sur la table. Maïmouna doit être belle, elle doit plaire pour ne pas décevoir son monde qui l'oblige à correspondre aux stéréotypes dont on lui bourre le crâne.
Pour Petit Abou j'ai moins de choses à dire... Ses vêtements pleins de cambouis nous informent qu'il passe toute sa journée à bricoler sa moto. Il porte un masque au début de la pièce ; il se dévoile progressivement.
Thibaut Clad, 1èG2 : La musique reggae nous met directement dans une ambiance apaisante et festive, tout ce que n'est pas la pièce. Avec cette exposition in medias res, le public s'attend à ce que la pièce soit divertissante sans qu’elle nous fasse trop réfléchir (‟placere” plutôt que ‟docere”), ce qui est encore une fois l'inverse total de la pièce. En réalité, elle nous fait réfléchir sur les préjugés associés aux genres.
Raphael Nies, 1èG2 : Maïmouna paraît l'égoïste quand elle essaye de métamorphoser son frère en un homme "normal". Elle ne respecte pas les choix de Petit Abou, ni sa vie marginale, et elle fait cela pour sauver son propre honneur. On peut donc constater que l'étouffement par les normes a un fort impact, au point d'influencer les relations dans le cercle familial.
Lysandre Jakopina, 2de3 au lycée Leclerc : Cette pièce de théâtre suscite de nombreuses émotions et le jeu des acteurices y est pour quelque chose ! J’ai bien senti qu’une grande partie du public était émue lorsque Maïmouna a pleuré. La réconciliation avec son frère était touchante ! 
Paul Taveneaux, 1èG2 : Vers la fin, la pièce prend un tournant, Maïmouna exprime clairement le fait qu'elle ne désire pas se conformer aux normes sociétales. Et pourtant, elle veut forcer son frère à s’y plier. 

Merci d’avoir partagé vos impressions, chèr·es élèves ! Comme vous, j’ai intensément vécu le spectacle, et il résonne encore, très longtemps après la représentation !

Edwige Lanères